J'écris à six heures du matin. L'hôtel est silencieux. Je suis là depuis quinze jours.
Je cherchais un endroit où il ne se passe rien. J'ai trouvé. L'hôtel des Abeilles, près de Foncine-le-Bas, dans le Jura. De six heures à sept heures du matin j'enjambe une fenêtre de papier blanc, je sors et je rentre après avoir embrassé mon loup, après avoir exercé le droit élémentaire de toute personne vivant sur cette terre : disparaître sans rendre compte de sa disparition. Écrire est une variante de ce droit, un peu bavarde sans doute, mais si pratique.
Je ne suis pas seule. Le gros est avec moi. Il me parle, je l'écoute. La chambre est minuscule mais le gros ne prend pas beaucoup de place : il tient dans une cassette et un magnétophone. Le gros c'est Bach. Jean-Sébastien. Vous avez déjà vu un portrait de Bach? Avec son ventre rond il me fait penser à une chatte enceinte. Son âme devait suivre son corps. Son âme était grosse comme un ventre de milliers de chatons, il a accouché tout le long de sa vie de milliers de notes. Le besoin de créer est dans l'âme comme le besoin de manger dans le corps. L'âme c'est une faim. Avec le temps j'ai appris à distinguer deux types de créateurs et deux seulement : les maigres et les gros. Ceux qui vont par réduction, amincissement, petites touches : Giacometti, Pascal, Cézanne. Et ceux qui procèdent par accumulation, excroissance, boulimie : Montaigne, Picasso. Et celui-là, Bach, le gros plein de notes. Si je préfère sa musique à toutes les autres, c'est parce qu'elle est délivrée du sentiment. Pas de chagrin, pas de regret ni de mélancolie : juste la mathématique des notes comme le tic-tac des balanciers d'horloge.
Comme la vie qui s'en va dans la vie.
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